"On fabrique une parole comme on fabrique un nid, brindille après brindille"
« On fabrique une parole comme on fabrique un nid, brindille après brindille »
Propos recueillis par Antoine Hummel
Depuis plus de vingt-cinq ans, tu sembles hyperactif : tu tends des situations (comme on tend des pièges), tu tournes des films, tu parles sur scène (de façon plus ou moins improvisée), tu inventes des recettes de cuisine, tu conçois des applications pour smartphone, tu fais de la noise acoustique au sein du trio Jeune Fille Orrible… Qu’est-ce qui fait l’unité de tout ça ? Et en quoi L’encyclopédiste, ton nouveau spectacle, participe-t-il de cet éclectisme ?
Ma curiosité est insatiable, elle est versatile : j’ai la passion du rebond, de la dérive, et L’encyclopédiste ne fait pas exception. C’est certes un spectacle écrit, mais il tient en grande partie – pour prendre une notion qui date de la même époque que les premières ambitions encyclopédiques – de la fantaisie : une parole va et vient, se laisse aller pour voir où ça la mène, monte des théories expresses, ne cache pas son plaisir à la spéculation, pense par images et métaphores, s’autorise des associations inattendues, des écarts, des détours…
Et pourtant, si tu es seul en scène pendant près d’une heure, ta parole, elle, n’est pas seule. Elle cohabite avec d’autres, sous forme de documents sonores que tu nous fais écouter : babil enfantin, discussion entre amis lors d’un repas, tutoriels Youtube, entretien radiophonique… Où as-tu été cherché toutes ces paroles, extrêmement diverses ?
Elles proviennent toutes du corpus de l’Encyclopédie de la parole, une bibliothèque vivante de l’oralité créée en 2007, dont la collection est entretenue et augmentée par un collectif de poètes, artistes, linguistes. Pratiquement, notre travail au sein de l’Encyclopédie consiste à collecter des documents sonores (issus de médias en ligne, d’enregistrements personnels, etc.), puis à les répertorier et les indexer selon une série de « phénomènes », qui constituent des critères de classement et sont amenés à devenir des entrées de l’Encyclopédie. Cette collection compte aujourd’hui plus de mille documents sonores.
Comment un tel projet se retrouve-t-il sur une scène de théâtre ?
Très tôt nous est venue l’envie de trouver des modes de présentation publique de cette collection. Il y a d’abord eu des pièces sonores, puis des spectacles au cours desquels les documents sont « restitués » par des interprètes. Ni imitation, ni interprétation ; la « restitution » consiste à reproduire un document de la collection, quasiment comme le ferait un haut-parleur.
L’encyclopédiste s’y adonne par moments…
Ponctuellement. Le mode premier de L’encyclopédiste, c’est le commentaire : des documents sonores sont diffusés puis commentés, analysés, désossés ; ils servent d’appuis ou d’illustrations à une théorie de la parole. Mais L’encyclopédiste ne se ferme pas au plaisir de la « restitution » quand des documents semblent s’emparer de lui, l’entraînant assez loin – un document en vient même à être dansé. Dans ces moments-là, L’encyclopédiste est comme possédé. Mais cette possession n’est pas linéaire. La dynamique du spectacle repose sur une alternance entre commentaires et restitutions, et, après des moments de possession, L’encyclopédiste reprend sa démonstration théorique, revient à la motivation première de sa présence sur scène : je vais vous parler du Comment parler se fait.
D’un côté, L’encyclopédiste est tenu par une fidélité aux principes de cette collection (sa mission : mettre en valeur des aspects de ce corpus) ; d’un autre, il tient mordicus à illustrer son hypothèse de départ : « on fabrique une parole comme on fabrique un nid, brindille après brindille ». La virtuosité de ton encyclopédiste tient, je crois, à ce qu’il fait de cette contradiction son terrain de jeu.
L’encyclopédiste est « en démonstration » – en démonstration théorique et pratique. Chaque document diffusé abonde nécessairement dans le sens de l’hypothèse de départ. Chaque enregistrement vient se faire brindille dans ce nid en construction. Cette hypothèse a elle-même un caractère d’accident, et pourtant d’évidence : elle me vient sous la douche, parce que j’observe depuis ma fenêtre les pies faire leur nid. C’est un commencement très pratique, in medias res : dès le début, le public dispose de la structure d’ensemble (le nid) et de l’unité de construction (la brindille). Pas besoin d’en passer par une fiction lourd ou une dramatisation compliquée, il y a un simple constat documentaire : je suis sous la douche, où je pense aux pies et à leur nid, comme un encyclopédiste du XVIIIe se met à penser le monde depuis son cabinet de curiosités ou son laboratoire d’expériences insolites.
Et on a l’impression que l’hypothèse de départ – « on fabrique une parole comme on fabrique un nid » – donne ainsi ta méthode, devient la méthode. Tu constates que les pies « n’entrelacent pas. Elles se contentent de poser et de planter », et que « le résultat n’est pas un banal et pauvre tas de brindilles bancal ».
Le nid, c’est une construction anarchique – je donne dans le spectacle une définition minimale et furtive de l’anarchie : « collaboration et partage ». Ce qui n’exclut pas le chaos. En ce sens, ma « démonstration » est anarchique : dans le détail des arguments, ça ne tient pas toujours, mais l’ensemble va bien quelque part – assez obstinément d’ailleurs. C’est que mon entreprise est ici poétique, pas scientifique : je lance une métaphore, je lui donne sa chance, je la regarde voler, je la poursuis un moment puis je l’abandonne. Peu importe sa validité théorique, cette métaphore aura existé comme moment de fiction ; elle aura mené à une autre image, introduit un nouveau motif dans la rhapsodie discursive qu’est L’encyclopédiste.